Nous poursuivons notre série “Vision d’anthropologue” avec un nouvel article de l’anthropologue Aude Créquy pour entamer une discussion plus spécifique sur le tourisme polaire.

L’attrait pour le grand Nord

Du mythe à la réalité, le Grand Nord est un territoire qui intimide souvent, interroge parfois mais qui séduit, toujours. Ses terres sont lointaines et ne ressemblent en rien à celles que nous connaissons. Les hommes qui y vivent nous rendent d’autant plus perplexes qu’ils paraissent insouciants et gais dans un milieu qui nous semble stérile et glacial. Le Groenland est une de ses terres arctiques dont les légendes puis les rencontres avec les Inuit ont alimentées l’imaginaire des esprits européens.

Aujourd’hui, le tourisme polaire est en vogue. Réchauffement climatique oblige, l’ours blanc est devenu un incontournable. Ce tourisme se consacre à la découverte des paysages arctiques. Entre fjords et icebergs, la recherche d’une faune sauvage est l’activité principale. Les touristes qui s’aventurent au Groenland sont principalement croisiéristes et une minorité part en kayak ou à ski pour une formule plus sportive. A peine donc si la population touristique croise la population inuit. De cette organisation touristique découle l’impossibilité d’une rencontre interculturelle, l’impossibilité aussi d’un quelconque bénéfice pour les populations locales. La rencontre polaire ne va donc pas de soi et quand elle a lieu, plusieurs problématiques apparaissent, problématiques qui mettent en péril la culture inuit et le tourisme polaire durable.

Comparaison

La première problématique observée oppose tradition et modernité. Le touriste vit dans la modernité et veut accéder, le temps de ses vacances, à la tradition. Le « retour aux sources », dans un monde où tout va toujours plus vite, est au cœur du marketing touristique. Le Groenlandais, quant à lui, vit entre tradition et modernité. D’ailleurs, la modernité est bien présente : sédentarité, gadgets électroniques high tech, confort d’une maison européenne, tout ça sur fond musical hip-hop… mais la tradition inuit n’est jamais très loin. Par contre, pour la trouver, il faut creuser un peu. Il n’est pas toujours évident, pour le visiteur, de l’observer d’un simple coup d’œil. Il y a donc un risque de déception en débarquant sur ce territoire qui fait tout pour être moderne. Cette dualité entre recherche de modernité pour les Groenlandais et recherche de traditions pour les Occidentaux entraîne un premier malentendu.

Les touristes connaissent le passé mais pas le présent Inuit

A ce paradoxe s’ajoute une connaissance partielle des touristes à propos du Groenland, de son histoire et son peuple. Le Groenland est une destination qui coûte cher, la population touristique est donc issue d’un milieu favorisé. Par ailleurs, la destination Groenland ne se choisit pas au hasard comme on choisit une plage en été en fonction des promotions. De ce fait, les touristes en savent souvent beaucoup sur leur destination. Ils ont une connaissance du passé inuit, ils connaissent l’histoire de la colonisation et des explorations, ils ont lu Paul-Émile Victor, Jean Malaurie et Knud Rasmussen mais, nous l’avons vu, ils sont fascinés par le passé, et cela se ressent dans les connaissances. La majorité des touristes ne savent pas comment vivent les Groenlandais aujourd’hui ni leurs aspirations. Le passé des Inuit cache le présent et ses problématiques économiques, sociales et identitaires.

Clivage entre imaginaire des touristes et réalité du terrain

La deuxième problématique liée au développement du tourisme est la dualité entre nature et culture. L’‘imaginaire polaire (les idées
que l’on a avant de partir en voyage) est très centré sur la nature, une nature en danger, qu’il faut préserver coûte que coûte. Cela pose problème pour l’un des traits majeurs de la culture groenlandaise : la pratique de la chasse. Le touriste, aujourd’hui, va au Groenland pour visiter une nature préservée. Sensible au réchauffement climatique, il se fait le défenseur de la faune et la flore arctique le temps de son voyage. De l’imaginaire polaire ressort l’idée que la nature arctique est puissante et forcément supérieure à l’homme. C’est là que la réalité peut entrer en contradiction avec l’imaginaire. L’illustration de cette problématique est l’expérience de voir un ours vivant dans son milieu naturel, régnant sur son environnement, et de voir ce même ours rattrapé par la vie arctique, par les chasseurs. L’incompréhension est majeure car le discours occidental fait de l’ours une espèce en voie de disparition, pourtant, la chasse à l’ours a toujours cours, et cela, sous le contrôle d’institutions biologiques qui émettent des quotas de chasse.

La chasse fait partie intégrante de la vie au Groenland

Ce « choc » de la chasse à l’ours est aussi alimenté par la relation particulière que l’homme occidental a développé avec l’animal. Les animaux de compagnie procurent une relation de tendresse tandis qu’on ferme les yeux sur le sort réservé aux animaux d’élevage. Les autres animaux, les lointains, les exotiques, les colorés, les rares, les « beaux » sont classés « intouchables » par la culture occidentale. Ils doivent être visibles lors de safaris-photos, donc protégés, pour leur beauté et leur exotisme, pour préserver la biodiversité. Les Inuit, eux, sont entièrement dépendants de l’animal : celui qu’il chasse et celui qui l’aide à chasser.
La chasse fait toujours partie intégrante de la vie quotidienne. Elle est l’élément fondateur de l’identité groenlandaise et se pratique selon des rites ancestraux. Respect et estime sont deux mots d’ordre qui garantissent l’équilibre entre l’homme et la nature. Pour cette raison, les animaux en Arctique ne sont pas exploités à outrance. Mais un seul ours tué suffit à porter un regard réprobateur sur une pratique ancestrale. Dans l’affaire qui nous préoccupe, le droit des animaux a supplanté le droit des hommes car la culture occidentale est ainsi faite qu’il faut sauver les animaux que l’on considère comme victimes puisque inférieurs aux hommes. Pourtant, dénoncer la chasse en Arctique est d’une hypocrisie totale car la société occidentale est loin d’être le modèle idéal en termes de condition animale et de préservation de l’environnement. Ce ne sont pas les Inuit qui menacent les ours mais bien nos modes de vie occidentaux. La chasse est donc problématique dès qu’il s’agit de mettre la culture en tourisme car elle joue sur la corde sensible des Occidentaux.

Tourisme : attention à n’en pas oublié les Hommes qui font le Groenland !

L’enjeu, ici, est de modifier le discours de départ, de mettre l’accent sur les hommes qui vivent en Arctique et de leur donner un pouvoir de décision dans le secteur du tourisme. L’Arctique n’est pas seulement une terre glacée où l’on ne rencontre que des ours, des phoques et des icebergs. Bien qu’il faille préserver l’environnement et sensibiliser la population au réchauffement climatique, il ne faut pas pour autant négliger les hommes. Ces hommes groenlandais sont des hommes modernes qui ont gardé un grand nombre de traditions, dont la chasse, qui les fait vivre et qu’ils pratiquent en respectant leur milieu. Laisser les agences occidentales monopoliser le secteur de l’industrie touristique au Groenland, c’est laisser les Occidentaux maîtres de l’information et de la connaissance sur la société inuit. Et, nous le voyons dans le cas du Groenland, c’est laisser la place à une information partielle qui crée des malentendus culturels. Difficile, dans un tel contexte, de permettre aux acteurs du tourisme locaux de faire entendre leurs voix et de faire en sorte que le tourisme polaire soit à leur image.

Une vision anthropologique dans votre stratégie de développement touristique ?

Par Aude Créquy, anthropologue (Suivez-nous)